Pompeo Girolamo BATONI, La Vérité et la Pitié, vers 1745, Musée des beaux-arts de Montréal.
La complexité de la pensée de Rousseau s'exprime notamment dans ses réflexions sur la nature.
D'une part, l'homme de l'origine, à l'état de nature, est perdu. Après des siècles de socialisation, on ne saurait renouer avec cet âge qui n'est que conjectural. L'homme naturel n'est probablement qu'une idée de la raison, une idée utile pour expliquer l'individualisme moderne. Dès lors, le retour à la nature prôné par beaucoup n'est qu'une impasse.
Toutefois, si la voix de la nature est étouffée, déformée, elle n'est pas complètement muette et effacée. Elle continue à se faire entendre au travers d'un sentiment naturel : la pitié.
Extrait 1 :
Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien ? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui.
Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, si ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui ; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain ; c'est-à-dire, en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve ?
Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation (1762), livre IV, Garnier, Paris, 1964, p. 261.
Questions :
1. Qu'est-ce que la pitié, selon Rousseau ?
2. Pourquoi est-ce un sentiment positif ?
3. Pourquoi est-ce un sentiment naturel ?
4. Comment apparaît-elle chez les jeunes gens ?
5. Peut-on apprendre à ressentir de la pitié ?
6. Doit-on apprendre à ressentir de la pitié ? Est-ce de la faiblesse ?
Extrait 2 :
C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable ; ce sont nos misères communes qui portent nos cœurs à l'humanité : nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes. Tout attachement est un signe d'insuffisance : si chacun de nous n'avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s'unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire ; Dieu seul jouit d'un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l'idée ? Si quelque être imparfait pouvait se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n'a besoin de rien puisse aimer quelque chose : je ne conçois pas que celui qui n'aime rien puisse être heureux.
Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l'identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. L'aspect d'un homme heureux inspire aux autres moins d'amour que d'envie ; on l'accuserait volontiers d'usurper un droit qu'il n'a pas en se faisant un bonheur exclusif ; et l'amour-propre souffre encore en nous faisant sentir que cet homme n'a nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il voit souffrir ? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses maux s'il n'en coûtait qu'un souhait pour cela ? L'imagination nous met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'homme heureux ; on sent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié est douce, parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être. Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre, et que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.
Ibidem, p. 259.
Questions :
1. Qu'est-ce que la sociabilité ?
2. Qu'est-ce qui rend les hommes sociables ?
3. Expliquez : "je ne conçois pas que celui qui n'a besoin de rien puisse aimer quelque chose : je ne conçois pas que celui qui n'aime rien puisse être heureux".
4. Pourquoi l'imagination nous met-elle à la place du misérable ?
5. Quel lien peut-on faire entre la pitié et l'imagination ?
6. Qu'est-ce qui fait notre humanité ?
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